La lune poursuivait sa course dans le ciel, se rapprochant inexorablement du zénith. Philippine et Iana restaient dissimulés au bout du ponton, observant la cérémonie qui prenait une tournure de plus en plus inquiétante.
La musique étrange s’intensifiait, et la foule autour du lac semblait tomber dans une sorte de transe collective. Beaucoup d’enfants, en particulier, commençaient à imiter les gestes de Léa, leurs mouvements devenant synchronisés comme ceux d’une armée de marionnettes.
« Regarde, » chuchota Iana, alarmé. « Le Reflet Voleur étend son influence. Il ne se contente plus de Léa, il cherche à capturer l’essence de tous les enfants présents. »
Un doute terrible s’empara soudain de Philippine. Face à une telle puissance, que pouvait-elle faire? Elle n’était qu’une jeune fille de dix ans avec un miroir en forme d’étoile et un carnet de dessins. Comment pourrait-elle vaincre une entité aussi ancienne et puissante que le Reflet Voleur?
« Je… je ne suis pas sûre d’y arriver, Iana, » avoua-t-elle, la voix tremblante. « Et si j’échouais? Et si je perdais Léa pour toujours? »
Le chat la regarda intensément, ses yeux verts luisant dans la pénombre.
« C’est exactement ce que veut le Reflet Voleur, » affirma-t-il. « Le doute est son allié le plus puissant. Il se nourrit de tes peurs, tout comme il se nourrit de l’insécurité de Léa. »
Philippine baissa les yeux vers l’étoile de miroir qui scintillait faiblement dans sa main. Son reflet lui renvoyait l’image d’une jeune fille effrayée, mais aussi déterminée.
« Tu as raison, » admit-elle. « Mais comment savoir quel est le bon plan d’action? Comment être sûre de ne pas faire plus de mal que de bien? »
Iana s’assit, sa queue s’enroulant autour de ses pattes.
« Laisse-moi te raconter quelque chose que le Maître des Miroirs m’a appris il y a longtemps, » commença-t-il. « Les reflets ne sont pas simplement des copies de la réalité. Ils nous montrent aussi des vérités que nous ne pouvons pas voir directement. »
« Que veux-tu dire? »
« Regarde l’eau du lac, » suggéra Iana. « Mais ne regarde pas ton visage. Regarde plus profondément, et demande-toi: qu’est-ce que Léa voit quand elle te regarde? »
Intriguée, Philippine se pencha au-dessus de l’eau. Au lieu de son propre reflet, elle vit soudain Léa qui la regardait avec une admiration sans bornes. Dans cette vision, Philippine apparaissait plus grande, plus forte, plus confiante qu’elle ne se sentait réellement.
« Elle me voit… comme une sorte de héroïne, » réalisa Philippine, surprise.
« Exactement, » confirma Iana. « Pour ta petite sœur, tu n’es pas simplement Philippine avec ses qualités et ses défauts. Tu es un modèle, quelqu’un qu’elle admire profondément. C’est pourquoi elle te copie – non pas pour te voler ton identité, mais parce qu’elle aspire à avoir les qualités qu’elle voit en toi. »
Cette révélation toucha Philippine au cœur. Elle n’avait jamais vraiment considéré les choses sous cet angle.
« Maintenant, » continua Iana, « demande-toi: que vois-tu quand tu regardes Léa? »
Philippine se concentra à nouveau sur l’eau, et cette fois, elle vit sa petite sœur telle qu’elle la percevait souvent: agaçante, envahissante, toujours dans ses pattes. Mais derrière cette première impression, elle aperçut aussi la créativité de Léa, sa sensibilité, sa détermination, et tant d’autres qualités qu’elle n’avait pas toujours valorisées.
« Je vois… tant de choses en elle que je n’ai pas assez reconnues, » admit Philippine, des larmes aux yeux.
« Le Reflet Voleur exploite ce décalage, » expliqua Iana. « Il se nourrit du fait que Léa ne voit pas sa propre valeur et que toi, parfois, tu ne la vois pas non plus. Si vous pouviez toutes les deux voir clairement la vérité – que vous êtes différentes mais également précieuses – il perdrait tout pouvoir sur vous. »
Philippine médita ces paroles, sentant une nouvelle compréhension s’éveiller en elle. Elle repensa à toutes les fois où elle s’était sentie irritée par les tentatives de Léa de lui ressembler, sans jamais vraiment se demander pourquoi sa sœur agissait ainsi.
« Le Reflet Voleur n’a pas créé notre problème, » comprit-elle soudain. « Il l’a simplement amplifié. »
« Exactement, » approuva Iana. « Et c’est pourquoi tu es la seule à pouvoir vraiment aider Léa. Pas en combattant le Reflet Voleur directement, mais en montrant à ta sœur qu’elle n’a pas besoin d’être toi pour être aimée et valorisée. »
Un mouvement sur la plateforme centrale attira leur attention. La danse de Léa avait changé, devenant plus frénétique. Le Reflet Voleur derrière elle grandissait, son ombre s’étendant sur toute la surface du lac.
« Il se prépare pour le moment final, » avertit Iana. « Quand la lune sera exactement au zénith, dans quelques minutes, il tentera de fusionner complètement avec Léa. »
« Comment puis-je l’arrêter? » demanda Philippine, désespérée.
« Tu dois créer un pont, » dit Iana. « Un pont entre ce que Léa pense être et ce qu’elle est vraiment. L’étoile de miroir peut t’aider à projeter cette vérité, mais c’est ton amour sincère pour ta sœur qui donnera de la puissance à ce reflet. »
Philippine sortit son carnet et le feuilleta rapidement, s’arrêtant sur une illustration particulière : elle avait dessiné Léa dans toute sa splendeur, entourée des choses qu’elle aimait et faisait bien, avec ses traits distinctifs et sa personnalité unique.
« C’est ça, » murmura-t-elle. « Je dois lui rappeler qui elle est vraiment. »
Elle plaça l’étoile de miroir au-dessus de l’illustration, et à sa grande surprise, l’image sembla s’animer légèrement, comme si elle captait l’essence même de Léa.
« Il est temps, » déclara Iana en regardant la lune qui atteignait presque son point culminant. « Tu dois t’avancer maintenant, Philippine. Souviens-toi : ce n’est pas un combat de force, mais de vérité et d’amour. »
Prenant une profonde inspiration, Philippine se leva et s’avança jusqu’au bout du ponton, parfaitement visible de la plateforme centrale. Comme elle s’y attendait, le Reflet Voleur tourna immédiatement son attention vers elle, son visage-miroir brisé reflétant une version déformée de sa peur.
« Toi! » La voix du Reflet Voleur résonna sur toute la surface du lac, faisant vibrer l’eau. « Tu viens pour m’empêcher d’achever mon œuvre? »
« Je viens pour ma sœur, » répondit fermement Philippine, élevant la voix pour être entendue.
La musique s’arrêta brusquement, et un silence pesant s’abattit sur l’assemblée. Tous les regards se tournèrent vers Philippine, y compris celui de Léa, qui restait figée dans une posture imitant celle de sa sœur aînée.
« Ta sœur? » ricana le Reflet Voleur. « Bientôt, elle sera bien plus que cela. Elle sera une version améliorée de toi-même, Philippine. Plus forte, plus talentueuse, plus admirée. N’est-ce pas ce que tu as toujours craint? Qu’elle te surpasse un jour? »
Les paroles du Reflet Voleur touchèrent un point sensible en Philippine. Il y avait une part de vérité dans cette accusation – parfois, elle avait effectivement ressenti une pointe de jalousie quand les adultes complimentaient Léa ou lui accordaient une attention particulière.
Mais elle savait maintenant que cette peur était infondée.
« Non, » affirma-t-elle avec conviction. « Je n’ai pas peur que Léa me surpasse. Je veux qu’elle trouve sa propre voie, qu’elle brille de sa propre lumière. »
Le Reflet Voleur sembla légèrement déstabilisé par cette réponse sincère. Son ombre vacilla momentanément.
« Mensonges! » siffla-t-il. « Je vois dans ton cœur, Philippine. Je connais tes doutes, tes jalousies secrètes. »
« Tu ne vois qu’une partie de la vérité, » rétorqua Philippine. « Oui, j’ai parfois été jalouse. Oui, j’ai parfois été agacée quand Léa me copiait. Mais ce que tu ne comprends pas, c’est que malgré tout cela, je l’aime. Je l’aime pour qui elle est, pas pour qui elle essaie d’être. »
Elle se tourna vers Léa, dont les yeux, bien que voilés par l’influence du Reflet Voleur, semblaient l’observer avec une attention particulière.
« Léa, » appela-t-elle doucement, « je sais que tu es là, quelque part sous cette influence. Je sais que tu peux m’entendre. »
Philippine leva son carnet et l’étoile de miroir, les plaçant côte à côte.
« Regarde, Léa. Regarde qui tu es vraiment. »
L’étoile de miroir projeta un rayon de lumière pure qui illumina l’illustration. L’image de Léa s’éleva au-dessus du carnet, agrandie et vivante, planant au-dessus du lac comme une apparition magique. C’était Léa dans toute sa splendeur – dessinant avec passion, riant de son rire particulier, prenant soin des animaux avec une patience que Philippine n’avait jamais possédée.
« Tu n’as pas besoin d’être moi, » poursuivit Philippine, des larmes d’émotion coulant sur ses joues. « Tu es déjà quelqu’un d’extraordinaire. Ta façon de dessiner, ta gentillesse, ta patience… ce sont des dons que je n’ai pas, des qualités que j’admire chez toi. »
Sur la plateforme, Léa tressaillit, ses traits oscillant entre ceux qui ressemblaient à Philippine et son véritable visage.
Le Reflet Voleur poussa un cri de rage, son ombre s’étendant pour essayer d’engloutir l’image projetée par l’étoile de miroir.
« Ne l’écoute pas! » ordonna-t-il à Léa. « Elle essaie de t’empêcher de devenir parfaite! »
« Ce n’est pas la perfection qu’il t’offre, Léa, » contra Philippine. « C’est l’oubli de toi-même. Rappelle-toi qui tu es. Rappelle-toi toutes ces choses que tu fais si bien, à ta façon. »
L’image projetée par l’étoile de miroir s’intensifia, montrant maintenant des souvenirs partagés entre les deux sœurs : Léa dessinant pendant que Philippine s’occupait des chevaux; Léa racontant des histoires aux plus jeunes enfants du royaume avec une patience que Philippine n’avait jamais eue; Léa créant de petites sculptures d’argile que tout le monde admirait.
« Regarde, Léa, » insista Philippine. « Voilà qui tu es vraiment. Pas une copie, mais une personne unique et merveilleuse. »
Sur la plateforme, la véritable apparence de Léa commençait à revenir par intermittence, comme si elle luttait contre l’emprise du Reflet Voleur.
« Philippine? » appela-t-elle faiblement. « Je… je me souviens… »
« Non! » rugit le Reflet Voleur, son ombre s’enroulant plus fermement autour de Léa. « Tu n’es rien sans moi! Sans mon pouvoir, tu redeviendras insignifiante, ignorée! »
« C’est faux, Léa, » contredit Philippine avec force. « Tu n’as jamais été insignifiante. Et tu sais quoi? Parfois, c’est moi qui t’enviais. »
Cette révélation sembla frapper Léa comme un choc électrique. « Toi… m’envier? »
« Oui, » confirma Philippine, laissant parler son cœur. « J’enviais ta créativité artistique. J’enviais ta patience avec les plus petits. J’enviais même parfois l’attention que tu recevais de nos parents. »
Elle fit un pas en avant sur le ponton, tendant symboliquement la main vers sa sœur.
« Nous sommes différentes, Léa, et c’est ce qui est merveilleux. Je n’ai pas besoin que tu sois comme moi, et tu n’as pas besoin d’être comme moi. Nous sommes complémentaires, comme… comme les deux faces d’un même miroir. »
À ces mots, l’étoile de miroir dans la main de Philippine se mit à briller plus intensément que jamais. Son rayon de lumière frappa directement le Reflet Voleur, révélant sa véritable nature : non pas une entité toute-puissante, mais un être fait de peurs et d’insécurités cristallisées.
« Tu te trompes! » cria-t-il, mais sa voix semblait moins assurée. « Sans moi, elle ne sera rien! »
« Montre-lui que c’est faux, Léa, » encouragea Philippine. « Montre-lui qui tu es vraiment. »
Sur la plateforme, Léa semblait livrer un combat intérieur intense. Puis, dans un effort visible, elle leva la main – non pas pour imiter un geste de Philippine, mais pour faire quelque chose de complètement différent. Du bout des doigts, elle commença à tracer des formes dans l’air, et à la surprise générale, ces mouvements laissèrent des traînées lumineuses qui formèrent peu à peu un dessin.
« Son don, » murmura Iana, émerveillé. « Il se manifeste enfin. »
En effet, le talent magique propre à Léa se révélait : elle pouvait donner vie à ses dessins, les faire apparaître dans l’air comme des constructions de lumière pure. Sous les yeux ébahis de tous, elle dessina un cheval magnifique, différent de Céleste mais tout aussi majestueux à sa manière.
Le Reflet Voleur hurla de rage et de douleur, son emprise sur Léa s’affaiblissant visiblement. Son visage-miroir brisé reflétait maintenant non plus des versions déformées de ceux qui l’entouraient, mais des fragments de sa propre histoire – un Gardien des Reflets corrompu par l’obsession et la peur.
« Tu ne peux pas me vaincre! » cria-t-il, mais sa voix trahissait son désespoir. « Je suis éternel! Tant qu’il y aura des enfants qui doutent d’eux-mêmes, je survivrai! »
Philippine comprit alors une vérité fondamentale : le Reflet Voleur ne pouvait être complètement détruit, car il représentait une part de la nature humaine – ce doute, cette envie parfois d’être quelqu’un d’autre. Mais son pouvoir pouvait être grandement diminué.
« Tu as raison, » reconnut-elle. « Nous douterons toujours parfois de nous-mêmes. Mais regarde ce qui se passe quand nous acceptons qui nous sommes vraiment. »
Elle pointa l’étoile de miroir vers le ciel, où la lune atteignait exactement son zénith. La lumière lunaire se refléta dans l’étoile, puis se dispersa en milliers de rayons qui touchèrent chaque personne présente autour du lac.
Partout, des enfants qui étaient tombés sous l’influence du Reflet Voleur commencèrent à retrouver leurs traits distinctifs, leurs personnalités uniques. La foule, auparavant hypnotisée, s’éveillait comme d’un long sommeil.
Le Reflet Voleur se recroquevilla, son pouvoir diminuant à mesure que chacun retrouvait son identité propre. Son ombre, autrefois immense, se réduisait maintenant à une simple silhouette encapuchonnée.
« Ce n’est pas fini, » menaça-t-il faiblement. « Je reviendrai, toujours… »
« Peut-être, » admit Philippine. « Mais nous serons prêts. Et tu ne trouveras plus aussi facilement des enfants prêts à abandonner ce qui les rend uniques. »
Sur la plateforme, Léa était presque entièrement libérée de l’emprise du Reflet Voleur. Son véritable visage était revenu, ses yeux brillaient de leur éclat naturel, et autour d’elle flottaient les dessins lumineux qu’elle avait créés – la manifestation visible de son propre talent magique unique.
« Philippine! » appela-t-elle, sa voix redevenue celle d’une petite fille de huit ans. « J’arrive! »
Sans hésitation, elle sauta de la plateforme et commença à courir sur la surface du lac – non pas en marchant sur l’eau comme par magie, mais en créant sous ses pieds un pont de dessins lumineux qui la portait vers sa sœur.
Le Reflet Voleur tenta une dernière attaque désespérée, lançant son ombre diminuée vers Léa. Philippine réagit instantanément, dirigeant le rayon de l’étoile de miroir pour protéger sa sœur. La lumière pure frappa l’ombre, la dispersant comme de la fumée dans le vent.
Un instant plus tard, Léa atteignait le ponton et se jetait dans les bras de Philippine. Les deux sœurs s’étreignirent fermement, des larmes de joie et de soulagement coulant sur leurs joues.
« Je suis désolée, » sanglota Léa. « Je voulais tellement être comme toi. Je pensais que c’était la seule façon d’être spéciale. »
« Tu n’as pas à être comme moi pour être spéciale, » murmura Philippine en caressant les cheveux de sa sœur – redevenus bruns et non plus roux comme les siens. « Tu es déjà extraordinaire, exactement comme tu es. »
Autour d’elles, la foule commençait à se disperser, chacun retrouvant ses esprits et son identité. L’influence du Reflet Voleur s’estompait comme un mauvais rêve au matin.
Au milieu du lac, sur la plateforme désormais vide, ne restait qu’une petite forme sombre, recroquevillée – le Reflet Voleur, réduit à une fraction de sa puissance passée.
« Qu’allons-nous faire de lui? » demanda Léa en regardant la créature diminuée.
Iana s’approcha, son pelage brillant toujours de cette lueur argentée qui révélait sa nature de Gardien des Reflets.
« Je vais m’en occuper, » assura-t-il. « Le Reflet Voleur doit être contenu, mais pas détruit. Il fait partie de l’équilibre des choses. »
« Il reviendra un jour? » s’inquiéta Philippine.
« Peut-être, » reconnut Iana. « Mais pas avant longtemps. Et quand ce jour viendra, vous serez prêtes – non seulement vous deux, mais tous les enfants qui ont été témoins de ce qui s’est passé ce soir. »
Philippine hocha la tête, comprenant que certaines menaces ne pouvaient être définitivement éliminées, seulement contenues et gérées avec sagesse.
Elle regarda sa petite sœur, qui dessinait maintenant joyeusement dans l’air avec ses doigts, créant des papillons lumineux qui volaient autour d’elles.
« Ton talent est magnifique, Léa, » dit-elle avec un sourire sincère. « J’ai hâte de voir tout ce que tu pourras créer. »
Léa lui rendit son sourire, ses yeux brillant de fierté – non pas d’être comme sa sœur, mais d’être elle-même, avec son propre don unique.
La lune commençait à redescendre dans le ciel, illuminant le lac d’une lumière argentée qui ne reflétait plus la peur et l’insécurité, mais la promesse d’un nouveau départ pour les deux sœurs.
— ⭐ —
L’aventure continue !
Identifiant de l’histoire : 34