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Le succès de Léane lors de la Grande Fête des Océans marqua un tournant dans sa vie à Récif-Nouveau. Elle n’était plus simplement « la nouvelle fille timide », mais « l’experte des dauphins ». Des enfants qu’elle ne connaissait pas la saluaient dans les couloirs de l’école, et Madame Corail lui demandait parfois de partager ses connaissances pendant les cours de sciences marines.
Maya et elle étaient devenues de véritables amies, passant du temps ensemble après l’école pour explorer le récif ou simplement discuter dans la chambre-coquillage de Léane. Leur maquette de récif corallien avait remporté le premier prix du projet de classe.
Pourtant, malgré ces changements positifs, l’Ombre de la Solitude n’avait pas disparu. Elle avait changé – moins envahissante, moins hostile – mais elle continuait de suivre Léane, observant tout avec ses yeux étranges qui, Léane en était maintenant certaine, appartenaient à un enfant.
Un après-midi, alors que Léane nageait vers le récif pour retrouver Finn, elle décida de confronter directement l’Ombre.
« Pourquoi continues-tu à me suivre ? » demanda-t-elle, s’arrêtant et se tournant vers la forme brumeuse. « Je ne suis plus seule maintenant. J’ai des amis, je me sens mieux à l’école. Tu devrais être plus faible, pas juste… différente. »
L’Ombre ondula, comme si elle hésitait. Puis, à la surprise de Léane, elle parla d’une voix qui n’était pas le murmure inquiétant d’autrefois, mais celle d’un enfant – douce, triste, un peu perdue.
« Parce que tu vas encore partir, » dit l’Ombre. « Tu le sais aussi bien que moi. Et tout recommencera. »
Léane sentit un pincement au cœur. C’était vrai – son père, le Capitaine Voyageur, avait mentionné lors de sa dernière visite qu’il pourrait être transféré à nouveau dans quelques mois. La perspective de quitter Maya, Finn, et tout ce qu’elle avait construit à Récif-Nouveau l’attristait profondément.
« Peut-être, » admit-elle. « Mais ça ne signifie pas que je dois passer mon temps ici à avoir peur et à me cacher. »
L’Ombre sembla se rapprocher, et pour la première fois, Léane ne ressentit pas le froid habituel qui l’accompagnait. « N’est-ce pas plus douloureux de créer des liens que tu devras briser ? »
C’était exactement ce que Léane se demandait souvent. Elle secoua la tête, incertaine. « Je ne sais pas. Mais j’ai décidé d’essayer quand même. »
Elle reprit sa nage vers le récif, l’Ombre la suivant en silence. Finn l’attendait dans sa caverne secrète, nageant paresseusement parmi les cristaux bioluminescents.
« Ah, Léane l’Exploratrice ! » l’accueillit-il joyeusement. « Et je vois que ton Ombre t’accompagne toujours, bien que sous une forme différente. »
« Elle a changé, » confirma Léane. « Elle parle différemment maintenant. Et je peux voir… un enfant, je crois, à l’intérieur. Mais elle est toujours là, même si je ne me sens plus aussi seule. »
Finn nagea en cercle autour d’elle, créant un tourbillon de bulles qui fit scintiller les cristaux. « Peut-être que l’Ombre n’est pas seulement la Solitude, alors. Peut-être représente-t-elle quelque chose d’autre que tu dois comprendre. »
« Comme quoi ? »
« C’est à toi de le découvrir, » répondit Finn énigmatiquement. « Les dauphins savent que pour vraiment connaître l’océan, il faut plonger profondément, au-delà de la surface. »
Il la guida vers un recoin de la caverne qu’elle n’avait jamais exploré auparavant. Là, encastré dans la paroi, se trouvait un étrange miroir fait d’un matériau qui ressemblait à de l’eau solidifiée.
« Le Miroir des Profondeurs, » expliqua Finn. « Il ne montre pas ton reflet, mais ce qui se cache sous la surface de tes pensées. »
« Comme l’Ombre ? » demanda Léane.
« Regarde et découvre, » l’encouragea Finn.
Léane s’approcha du miroir et y plongea son regard. Au début, elle ne vit que de l’eau trouble. Puis l’image s’éclaircit progressivement, révélant non pas son reflet, mais une scène : une petite fille aux cheveux blonds, pas tout à fait Léane mais lui ressemblant, qui faisait ses adieux à une amie en pleurant. La scène changea, montrant la même fille dans une nouvelle maison, seule, dessinant des dauphins dans un carnet.
« C’est… moi ? » murmura Léane.
« C’est ce que ton Ombre voit, » dit doucement Finn. « Ce sont les souvenirs qui l’ont nourrie et lui ont donné forme. »
L’image dans le miroir changea à nouveau, montrant maintenant l’Ombre elle-même, mais plus clairement que Léane ne l’avait jamais vue. C’était effectivement un enfant – une petite fille aux traits brumeux mais reconnaissables, avec des yeux emplis d’une tristesse ancienne.
« Qui est-elle ? » demanda Léane, fascinée.
« Demande-lui, » suggéra Finn. « C’est ton Ombre, après tout. »
Léane se tourna vers l’Ombre qui flottait près d’elle, regardant aussi dans le miroir. « Qui es-tu vraiment ? Pourquoi as-tu pris cette forme ? »
L’Ombre hésita, puis s’approcha du miroir. L’image changea encore, montrant une petite fille qui ressemblait à l’Ombre, faisant ses adieux encore et encore, à différents amis, dans différents lieux. La fille vieillissait légèrement à chaque transition, mais la tristesse dans ses yeux s’approfondit jusqu’à ce qu’elle finisse par arrêter complètement d’essayer de se faire des amis.
« Je suis ce que tu pourrais devenir, » dit finalement l’Ombre d’une voix douce. « Si tu laisses chaque départ te briser un peu plus. »
Léane sentit un frisson parcourir son corps, mais pas de froid cette fois – de reconnaissance.
« Tu… tu es moi ? Une version future de moi ? »
L’Ombre ondula, ni confirmation ni démenti. « Je suis la peur que tu portes. La peur qui pourrait te transformer, te consummer, jusqu’à ce que tu deviennes une ombre toi-même – toujours présente mais jamais vraiment vue, jamais vraiment connectée. »
Finn s’approcha, sa présence rassurante à côté de Léane. « Comprends-tu maintenant ? L’Ombre n’est pas ton ennemie. Elle est une mise en garde, un possible chemin que tu pourrais prendre. Mais ce n’est qu’une possibilité parmi d’autres. »
Léane regarda l’Ombre avec une nouvelle compréhension. Ce n’était pas simplement la Solitude qu’elle craignait – c’était de se perdre elle-même à force de recommencements, de devenir incapable de s’attacher, de s’enfermer dans une solitude auto-imposée comme protection contre la douleur des séparations.
« J’ai toujours pensé que tu venais de l’extérieur, » dit-elle à l’Ombre. « Que tu étais quelque chose qui m’attaquait. Mais tu viens de l’intérieur, n’est-ce pas ? Tu es une partie de moi. »
L’Ombre sembla se rapprocher encore, sa forme devenant presque solide. « Je suis ce que tu crains le plus. Ce que tu pourrais devenir si tu cesses d’essayer. »
Finn tournoya autour d’elles. « Maintenant que tu comprends, tu as un choix à faire, Léane. Tu peux continuer à combattre l’Ombre, à la repousser avec le Souffle du Dauphin et la Pierre de Mémoire. Ou… »
« Ou je peux l’accepter, » compléta Léane, comprenant soudain. « Accepter que la peur fait partie de moi, mais ne me définit pas. »
L’Ombre frémit, comme surprise par cette conclusion.
« Les dauphins connaissent bien les ombres des profondeurs, » dit Finn. « Ils ne les combattent pas – ils apprennent à nager avec elles, à les utiliser comme repères. Car une ombre ne peut exister que là où il y a aussi de la lumière. »
Léane tendit lentement la main vers l’Ombre. « Je comprends pourquoi tu es là. Tu essaies de me protéger, à ta façon. De m’empêcher de souffrir. Mais en me gardant isolée, tu me fais souffrir différemment. »
L’Ombre regarda la main tendue avec méfiance. « Si tu m’acceptes, je ne disparaîtrai pas. Je serai toujours là, te rappelant le risque. »
« Je sais, » dit Léane doucement. « Mais peut-être que ce rappel est important. Peut-être qu’il me rend plus forte, plus consciente de la valeur de chaque amitié, de chaque moment. »
Lentement, presque à contrecœur, l’Ombre avança et toucha la main de Léane. Au contact, Léane sentit non pas le froid habituel, mais une chaleur douce – la chaleur de la reconnaissance, de l’acceptation.
« Tu ne seras jamais complètement seule, » murmura l’Ombre. « Même quand tu diras au revoir. »
En quittant la caverne ce jour-là, Léane sentit que quelque chose avait fondamentalement changé. L’Ombre la suivait toujours, mais plus comme une présence hostile – plutôt comme un rappel silencieux, une partie d’elle-même qu’elle avait appris à reconnaître.
De retour à la maison-sous-marine, elle trouva la Gardienne du Phare préparant le dîner, le Petit Poisson jouant dans son parc de corail.
« Tu sembles différente, » remarqua la Gardienne, étudiant le visage de sa fille.
« J’ai compris quelque chose aujourd’hui, » dit Léane, aidant à mettre la table. « Quelque chose sur la peur et l’amitié. »
La Gardienne sourit, ses yeux fatigués s’illuminant. « Et qu’as-tu découvert, ma petite étoile de mer ? »
Léane réfléchit un moment, cherchant les mots justes. « Que parfois, ce qui nous fait le plus peur n’est pas ce qui nous menace de l’extérieur, mais ce que nous craignons de devenir. »
La Gardienne cligna des yeux, surprise par la profondeur de cette réflexion. « C’est très sage, Léane. »
« Et aussi, » ajouta Léane en regardant vers l’Ombre qui attendait paisiblement dans un coin, « que les au revoir font partie du voyage d’une exploratrice. Ils sont tristes, mais ils n’effacent pas les bons moments qui ont précédé. »
La Gardienne s’approcha et serra Léane dans ses bras. « Tu grandis si vite, ma chérie. Tu deviens une exploratrice très courageuse. »
Cette nuit-là, avant de s’endormir, Léane parla doucement à l’Ombre : « Je ne te combattrai plus. Mais je ne te laisserai pas non plus me diriger. Nous devons apprendre à naviguer ensemble dans les Mers Mouvantes. »
L’Ombre sembla acquiescer, et pour la première fois, elle ne rôda pas autour du lit de Léane, mais se blottit au pied, comme une gardienne silencieuse, veillant sur les rêves de la jeune exploratrice qui avait appris à l’accepter.
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L’aventure continue !
Identifiant de l’histoire : 40